mardi, février 14, 2006

Lettre ouverte à Madame C. de Meursault

Publié pour la première fois en mars 1999:
LETTRE OUVERTE A MADAME C. DE MEURSAULT,
MAIS AUSSI AUX FRERES F. DE CHACE , ET PLUS GENERALEMENT A TOUS LES VITICULTEURS QUI S'ETONNENT ET S'INQUIETENT DE VOIR LE FRUIT DE LEUR TRAVAIL ATTEINDRE SUR LE MARCHE DES VINS DES PRIX SANS COMMUNE MESURE AVEC LE PROFIT QU'ILS TIRENT DE LEUR TRAVAIL.

Madame, vous m'avez téléphoné pour me faire part de votre amertume suite à ma vente publique de Bernay, en Novembre 1998, où nous avons adjugé à des prix très élevés des Meursault et des Corton-Charlemagne de votre domaine. Un mois avant, à Nantes, j'en avais vendu quarante bouteilles. En soi, cela n'est pas grand-chose, mais la demande est tellement importante pour vos vins que cela avait pris des allures d'évènement. A Bernay, il y en avait cent bouteilles, et s'y pressaient nombre d'amateurs et la plupart des grands négociants. Nous avons vendu cher - très cher.

Une chose tout d'abord: cet engouement pour vos vins est entièrement de votre faute. Je me souviens d'un article de la Revue du Vin de France, en 1984, consacré à votre mari. On y célébrait sa modestie, la sagesse de ses prix, et bien sûr l'extrême qualité de ses vins. Je ne dirai pas le contraire, après avoir bu un Charmes 1978 éblouissant qui faisait oublier, dans une longue après-midi, tout ce qui le précédait et tout ce qui le suivait. Quand on fait du vin aussi bon, on ravit les hommes, mais on tente le diable. Alors, comme, partout en France vos confrères et consoeurs qui sont l'honneur de la viticulture, vous avez du faire face à une demande croissante, et démesurée par rapport à vos possibilités. Vous auriez pu accroître largement les rendements, ou louer votre nom. Vous auriez ainsi contenté une large clientèle, qui n'est pas que de connaisseurs. Vous avez choisi de ne signer que ce dont vous êtes fiers. Vous auriez pu doubler ou décupler votre tarif, pour accorder selon la loi du marché votre maigre offre à la demande grandissante. Vous avez choisi de ne vendre qu'à qui vous voulez.
Mais voici que le marché des vins, spéculatif, international, parkerisé, et de plus en plus rapide, vous rattrape. Pas d'échappatoire: peu de vos clients ignorent la valeur de revente de vos bouteilles. Vous m'avez appelé pour vous étonner qu'une telle quantité de vos vins soient présentés en vente publique. Vous m'avez demandé de vous renseigner sur le nom des vendeurs.

Outre le secret professionnel auquel les commissaires-priseurs et moi sommes tenus, il va de soi que je ne donne pas mes sources ( du reste, les raisons de vendre des bons vins sont souvent moins intéressées que celles qui vous viennent à l'esprit: décès, déménagement, revers de fortune sont aussi le lot des amateurs de grands vins). En vous répondant, je n'ai fait que préciser mon devoir d'expert: assurer la régularité des transactions et l'authenticité des vins vendus, et fixer, non la valeur, mais l'estimation du prix probable de vente. En se reportant aux résultats de cette vente, on constatera que les espérances des vendeurs ont été largement dépassés.

Mais en vous répondant, j'avais bien conscience de ceci: ma réponse n'était pas appropriée à vos questions; une fois de plus, l'offre ne satisfait pas la demande ! En fait- et cela vaut pour tous les viticulteurs dont la production s'arrache et se revend - vous êtes désemparée par ce phénomène. Après tout, vous êtes des paysans, qui cultivez la terre et en tirez les fruits. Certains le font mieux que les autres. Vous n'êtes pas des commerçants.

Je suis d'origine rurale, et nous cultivons la forêt depuis des siècles. Je récolte des arbres qu'avait planté mon arrière-grand-père, et j'en plante d'autres pour les petits-enfants de mes enfants. Nous savons ce qu'est un travail à long terme. Comme vous, quand nous plantons,nous ne cherchons pas à évaluer - tâche bien impossible- la valeur de la production trente ou cinquante ans plus tard. Nous le faisons pour transmettre en bon état ce que nous avons reçu. Nous ne sommes pas des financiers... et sans doute pas de bons hommes d'argent. mais nous aimons notre travail parce qu'il est digne et profitable à tous. Et la vigne est sûrement ce que l'homme a inventé de plus noble et de plus complexe comme travail de la terre. Ce produit complexe a généré un marché complexe. Les grands vins ont toujours été chers; les grands négociants ont souvent été plus riches que les viticulteurs, et ils sont pourtant nécessaires.

Dans votre métier où "l'on vit pauvre mais on meurt riche", vous n'avez pas que des déconvenues. Certes, cela n'est pas agréable de voir des intermédiaires faire un gros profit sur des oeuvres dont tout le travail vous revient. Van Gogh vécut pauvre, et il est mort pauvre. Le dixième de la vente actuelle d'une de ses oeuvres l'aurait sauvé de la misère. Votre sort est moins triste.

Mais je sais, Madame, que ce n'est pas l'argent qui vous a incité à me téléphoner. C'est la dignité - et c'est bien plus important. Il fut un temps où la propriété ne pesait pas cher face au négoce. Vous eussiez été plus malheureux qu'aujourd'hui. Ce temps semble révolu. Le négoce de Bourgogne est toujours puissant, il se partage entre de grands vins et de petits vins, mais vous n'avez plus besoin de lui. Car la planète est au courant de la valeur de vos vins; et la planète achète.

Elle achète, la planète. Je veux dire par là , quelques dizaines de milliers de milliardaires qui ne boivent que le meilleur- ils ont pris la place des tsars de Russie, des rois du caoutchouc ou du nickel. Et des millions de par le monde qui adorent les grands vins de France et les cherchent en vain. Là est le problème: si un premier cru du Médoc peut offrir trois cent mille bouteilles bon an mal an, le petit domaine C. est très loin de suffire à la demande. Alors il doit choisir, sélectionner. Alors, surtout, il doit refuser.

Et ici j'interviens. Vous m'avez, Madame, interrogé sur l'origine des vins que nous vendions à Bernay. Je n'ai pas, légalement, le droit de vous répondre. D'ailleurs, quelle importance ? Je me rappelle vos mots: " Si ça continue, on finira par ne plus vendre aux particuliers, si c'est pour qu'ils les passent en vente aux enchères. On ne vendra plus qu'aux professionnels". Allons-y. J'ai réfléchi à cette lettre plusieurs mois avant de vous l'envoyer. Vous ne me croirez peut-être pas, mais mon principal souci était de ne pas vous causer de peine.

continue: ça continue. Le 17 Avril à Bernay,nous vendrons 200 bouteilles de Meursault et Corton-Charlemagne du domaine C.., dont vous ne saurez pas l'origine. Nous les vendrons, je l'espère, cher. particulier: c'est la bonne clientèle, celle des médecins et des amoureux. Je ne connais aucune profession où les gens soient aussi passionnés, accueillants et disponibles que les viticulteurs. C'était votre force, Madame, votre indépendance. C'est peut-être votre fidélité, et finalement votre servitude: vos vieux clients fidèles amoureux. Beaucoup, et je m'en félicite, n'achètent vos vins que pour les faire vieillir dans leur cave. Je dois à un de vos clients du Calvados d'avoir souvent goûté vos Meursault; il m'a averti qu'il n'en vendrait jamais. Bravo ! Certains en revendent. Leurs besoins sont multiples, mais ils vendent souvent plus par nécessité que cupidité. Allez-vous les guetter, les questionner ? Qui revendra ? Ces jeunes amoureux fauchés, ce car de notaires en goguette spéculative, ce gros banquier sincère ? Et sachez qu'ils vendent souvent le coeur gros.
professionnels: " on ne vendra plus qu'aux professionnels". La tâche du commerçant est d'acheter pour revendre plus cher. Cela est justifié par l'argent qu'il immobilise et par le risque qu'il encourt. Et cela est un métier . L'argent que gagne le professionnel, vous le comprenez. C'est son travail, qui travaille mérite salaire. Vous vendez aussi du vin à de grands restaurants, car eux les servent dans les meilleures conditions, pour la plus grande gloire de la cuisine française; Mais , vous l'ignorez peut-être, certains d'entre eux, sitôt reçu vos vins, les revendent aussitôt, gardant juste de quoi faire bonne image sur la carte des vins.

Maintenant, Madame, permettez-moi d'abandonner le rôle de pamphlétaire pour celui de conseiller. Si vous avez bien lu ce qui précède, vous penserez, je l'espère, que je suis de votre bord. Certes, je suis expert en vins, et à ce titre je suis chargé de la vente de vins qui ont été déjà vendus. Certes, je donne des cotations, et je permets aux vendeurs des plus-value sur les vins qu'ils vous ont achetés. Mais je respecte ceux qui produisent ( depuis des années, je mets en valeur dans mes catalogues les vins du Layon et de Savennières, des vins que j'aime, et dont les acheteurs ne sont pas friands). En effet, mon marché est un tout petit marché. Des négociants, et des amateurs qui essayent d'acquérir quelques bouteilles que vous ne pouvez pas leur vendre, faute de disponibilités. C'est à votre honneur de respecter les accords anciens avec des particuliers. C'est à votre honneur de servir en premier la grande restauration. Mais l'argent, dont nous connaisssons vous comme moi la valeur et l'usage, n'est pas destiné qu'aux intermédiaires entre le propriétaire et le consommateur.

Alors il m'est venu quelques idées. Et, j'y pense tard tant cela est vieux pour moi, peut-être avez-vous l'impression qu'une vente aux enchères est dégradante; et signifie pour les vins présentés honte et relents de faillite. C'est faux. Le marché de l'art, c'est aux enchères qu'il se passe. Si les vins des Hospices de Beaune se vendent si chers, c'est parce qu'ils se vendent aux enchères. Même, certains vins rares d'Allemagne sont exclusivement vendus aux enchères. Le marché des ventes aux enchères est, de loin, le principal, pour les vins rares et de collection. Il est simple et franc: le dernier enchérisseur est l'acheteur. Et quand nous présentons quelques-une de vos précieuses bouteilles comme "le meilleur de l'appellation", c'est une publicité que vous envieraient bien de vos voisins.

Madame, je suis bien conscient des questions que vous posent la multiplication des ventes publiques de vos vins. Je n'en suis que le médiateur, une fois de plus. Il me reste à vous persuader que vos intérêts peuvent rejoindre les miens. Car je n'ai pas pour rien réfléchi plusieurs mois sur cette vente de vins du domaine C. . Vous avez choisi la vente à la propriété, et elle vous oblige à faire des choix. Mais les autres ? Ceux qui cherchent désespérément, pour le réveillon de l'an 2000, une bouteille de chez C. ? Ou d'un autre de vos confrères vignerons comme vous incapable de fournir à la demande ?

Alors, voilà : je voudrais organiser chaque année une belle vente publique de vins récents. On y trouverait quelques caisses de chacun de ces domaines confidentiels. Ce serait une vitrine des meilleurs producteurs français. Ils y vendraient bien leur vin, et chaque amateur aurait la possiblité, au moins théorique, d'acheter quelques flacons. Bien sûr, la loi du marché jouera. Mais, pour une fois au moins, l'offre aura été publique, les bouteilles visibles, l'achat possible. Et le vigneron touchera tout le fruit de son travail.

Expert en ventes publiques, j'ai voulu cettre lettre publique. Pour faire connaître notre travail et la manière dont nous le pratiquons. Pour dédramatiser ce qui n'est que le résultat de la qualité, et l'application des lois de l'offre et de la demande. Et pour cette proposition à laquelle je crois fermement. Je vous prie de bien vouloir partager avec votre mari, Madame, l'assurance de mes sentiments les plus dévoués.

2 commentaires:

DACA a dit…

La maison C n'a pas répondu a votre longue étude.
Il y a pourtant une solution :numéroter les bouteilles de CC.
Il sera facile ensuite de supprimer le spéculateur de la liste privilégiée.
Qu'en pensez-vous ?

Unknown a dit…

Absolument, il y a même des systèmes plus sophistiqués de traçage, mais plus chers. Cela n'empêchera d'ailleurs pas les faussaires de mettre de faux numéros. Je ne vois pas comment empêcher l'économie de marché de jouer sur des quantités modestes, et bien des amateurs sont prêts à acheter des bouteilles dont le numéro a été déchiré...